Sécurité sociale de l’alimentation : fin de l’aide , début du pouvoir citoyen

Dominique Paturel, chercheuse Sciences de gestion*

Dominique Paturel

Résumé

La crise sanitaire liée à la Covid-19 a agi comme un révélateur brutal de l’ampleur de la précarité alimentaire en France et, plus largement, de l’incapacité structurelle du système agroalimentaire à garantir un accès égalitaire à une alimentation de qualité.

Loin d’être un simple dysfonctionnement conjoncturel, cette situation renvoie à une organisation socio-économique qui produit simultanément surabondance marchande et pénurie sociale.
Cet article propose une analyse critique de la filière de l’aide alimentaire, dont l’institutionnalisation progressive a contribué à la normalisation d’une gestion caritative de la pauvreté. En réponse, nous défendons la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) comme alternative systémique, permettant d’articuler à partir de l’écologie sociale, droit à l’alimentation, justice sociale, démocratie alimentaire et transition. L’hypothèse soutenue est qu’une sortie progressive de l’aide alimentaire est possible à l’horizon d’une décennie, sous réserve d’une volonté politique et institutionnelle forte.

Introduction : l’alimentation comme révélateur d’un ordre social inégalitaire

Alors que les capacités productives agricoles françaises figurent parmi les plus élevées d’Europe, l’insécurité alimentaire, permanente ou intermittente concerne 11% des adultes en France (Darmon, 2024). Ce paradoxe, loin d’être accidentel, constitue le symptôme d’un modèle économique fondé sur la disjonction entre production et accès aux biens essentiels, propre au capitalisme.

L’alimentation ne relève pas seulement d’un besoin physiologique minimal, mais constitue un fait social total au sens de Mauss (1925) : elle engage les dimensions biologiques, culturelles, symboliques, identitaires, économiques et politiques des sociétés. Manger, c’est incorporer le monde, construire du lien, affirmer une appartenance sociale (Fischler, 1990).

La précarité alimentaire ne renvoie donc pas uniquement à un déficit calorique, mais à une exclusion sociale profonde, affectant la dignité et rendant visible les rapports de classe à l’oeuvre par l’empêchement de l’autonomie alimentaire et l’expression de la citoyenneté des individus : à savoir participer à la vie démocratique du pays et faire en sorte que toutes les voix comptent. Dans ce cadre, la démocratie alimentaire apparaît non comme un simple slogan militant, mais comme un projet politique visant à réinterroger les rapports de pouvoir qui structurent le système alimentaire contemporain et les oppressions qui en découlent.

L’écologie sociale (Bookchin, 2020) apporte un cadre analytique crucial : elle relie la justice sociale à la durabilité écologique en considérant que les inégalités alimentaires et environnementales sont intrinsèquement liées. La marginalisation de certaines populations s’accompagne de la surexploitation des ressources et de la dégradation des écosystèmes, renforçant ainsi les déséquilibres alimentaires et climatiques ; en d’autres termes l’hypothèse centrale de l’écologie sociale est de comprendre les problèmes écologiques avant tout comme des problèmes sociaux liés au fait que des êtres humaines dominent d’autres êtres humains et s’accaparent la nature comme ressource gratuite. Le confédéralisme démocratique (Öcalan, 2011, 2020) offrent des principes structurants : souveraineté locale, auto-organisation, conseils délibératifs, et gouvernement par les communautés. Ce cadre permet de concevoir l’alimentation non comme une marchandise, mais comme un commun politique, géré par et pour les habitantEs des territoires.

1. La démocratie alimentaire : repolitiser la question de l’alimentation

La notion de démocratie alimentaire, forgée par Tim Lang (1998), s’inscrit dans une critique du processus de concentration du pouvoir alimentaire entre les mains d’acteurs économiques transnationaux. Dans les systèmes agroalimentaires contemporains, huit multinationales contrôlent une grande partie de la transformation et de la distribution, réduisant le rôle des producteurs à celui de simples exécutants et celui des consommateurs à des acheteurs passifs.

Tableau 1 : Les huit multinationales de l’agroalimentaire

GroupeDomaines d’activité principauxChiffre d’affaires 2024 (milliards d’euros)
NestléProduits laitiers, eaux, confiseries, plats préparés95,4
UnileverProduits d’hygiène, alimentaire et boissons70,2
DanoneProduits laitiers, eaux, nutrition infantile27,8
PepsiCoBoissons, snacks salés86,1
FerreroConfiseries, chocolatés, biscuits14,6
SavenciaProduits laitiers, huiles végétales7,1
Groupe AvrilProduits agricoles, oléoprotéagineux5,8
Pernod RicardSpiritueux, vins et eaux-de-vie10,4

Source : https://www.haut-fourneau-u4.fr/groupes-industrie-agroalimentaire/

En outre, à ces multinationales alimentaires s’ajoutent tout le secteur de l’agrobusiness comme les intrants, les machines agricoles, l’industrie pharmaceutique vétérinaire, la génétique animale et végétale ainsi que la logistique, le transport et la gestion des déchets. Bref, les systèmes alimentaires à l’échelle de la planète équivalent à environ 12 % du PIB mondial (production, externalités et emplois).

Ce phénomène s’inscrit dans un modèle agro-industriel productiviste, hérité de l’après-guerre, visant la maximisation des rendements par la spécialisation, la standardisation et la dépendance aux énergies fossiles. Si ce modèle a permis une abondance quantitative, il génère également des externalités négatives majeures : dégradation des sols, effondrement de la biodiversité, contribution au changement climatique, standardisation des régimes alimentaires et accroissement des inégalités. Il concentre richesse et pouvoir entre les mains de quelques acteurs, marginalisant les petits producteurs et standardisant les régimes alimentaires (Ariès, 2016)

La démocratie alimentaire vise alors à redonner aux citoyens et citoyennes la capacité d’influer sur les choix alimentaires collectifs : quels modes de production soutenir ? quelles filières encourager ? quels critères environnementaux et sociaux valoriser ?

A partir de ce cadre démocratique, la justice peut s’exercer. Notre définition de la justice ne se résume pas à la vision d’A.Sen comme distribution des biens, et permettre aux individus de développer leurs capacités effectives d’agir. Cette vision ignore l’immense pouvoir de domination des propriétaires capitalistes et ce n’est pas la seule volonté des individus qui pourra renverser celle-ci.

Compte-tenu de cette complexité, nous pensons plutôt à la conception de N.Fraser où la justice ne se limite pas à la redistribution : elle inclut aussi la reconnaissance des identités et savoir-faire marginalisés, ainsi que la participation démocratique de toutes les voix, aux décisions collectives. Pour autant la reconnaissance selon N.Fraser est politique et n’est pas comme A.Honneth le développe une réalisation de soi. Elle défend l’idée que le mépris social, le déni de reconnaissance ne sont pas seulement affaires de psychologie, nichées dans les relations aux autres mais un empêchement démocratique de participer à la vie sociale en tant que pair : de cette façon nous évitons la psychologisation faisant œuvre de dépolitisation.

La démocratie alimentaire vise par conséquent à redonner aux citoyens, citoyennes et producteurs, productrices, un rôle réel dans le choix des modes de production et des filières, tout en valorisant des critères environnementaux et sociaux, corrigeant simultanément les injustices économiques, culturelles et politiques du système actuel et où chaque voix comptent (Ndiaye, Paturel, 2020)

2. L’aide alimentaire : d’une solidarité d’exception à une gestion ordinaire de la pauvreté

En France, l’aide alimentaire apparaît et se structure dans les années 1980, dans un contexte de mutation profonde de la question sociale. La montée du chômage structurel, la précarisation du travail, l’émergence de nouvelles formes de pauvreté et le désengagement progressif de l’État social créent un terreau favorable à l’essor de dispositifs caritatifs. Initialement, cette aide s’inscrit dans une logique de réponse libérale à l’urgence, en particulier face aux situations de grande précarité liées aux crises économiques (Paturel, 2026)

Le Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD), mis en place à partir de 1987, joue un rôle central dans cette structuration. Il repose sur la redistribution de surplus agricoles issus de la Politique agricole commune (PAC), illustrant une articulation paradoxale entre politiques agricoles productivistes et politique sociale. Remplacé ensuite par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD), ce dispositif renforce l’institutionnalisation de l’aide alimentaire, tant sur le plan financier qu’organisationnel. Quatre associations (Restos du Cœur, Banques Alimentaires, Secours populaire, Croix-Rouge…) deviennent progressivement des acteurs incontournables, remplissant des fonctions proches de celles d’un service public, tout en restant inscrites dans le registre de la charité.

Cette institutionnalisation transforme profondément la nature même de l’aide alimentaire. D’un dispositif pensé comme exceptionnel, elle devient un élément structurel du paysage social français. Elle participe désormais à la gestion ordinaire de la pauvreté, contribuant à compenser les insuffisances de la protection sociale. Si elle répond à des besoins immédiats et vitaux, elle tend également à stabiliser une situation de dépendance durable pour une partie de la population, sans agir sur les causes structurelles de la précarité (chômage, inégalités économiques, accès au logement, etc.).

Dans cette perspective, les travaux de Robert Castel (1995) sur la désaffiliation et ceux de Serge Paugam (2005) sur la disqualification sociale sont particulièrement éclairants. Ils montrent que l’intégration dans des dispositifs d’assistance peut produire un effet ambivalent :

  • d’un côté, elle permet de limiter les effets les plus violents de la pauvreté et de préserver un minimum de dignité matérielle ;
  • de l’autre, elle contribue à enfermer les individus dans une identité de « bénéficiaires », susceptible de fragiliser leur reconnaissance sociale et d’entretenir des trajectoires de marginalisation.

L’aide alimentaire participe de fait, à la construction sociale d’une catégorie durablement assignée à la dépendance, ce qui pose la question de ses effets à long terme sur l’autonomie et l’émancipation des personnes concernées.

Malgré son ampleur croissante – tant en termes de bénéficiaires que de volumes distribués – l’aide alimentaire présente des limites structurelles majeures, qui interrogent sa capacité réelle à lutter contre la précarité alimentaire : elle garantit éventuellement un droit à être nourri, bien loin d’un droit effectif à l’alimentation. En outre, depuis sa création (1985) et l’affichage politique de supprimer la précarité alimentaire, on ne peut que constater son échec (Caillavet et all, .)

Sur le plan quantitatif, elle ne couvre qu’une part limitée des besoins alimentaires des personnes précaires. Les aides distribuées (colis, paniers, repas) sont souvent insuffisantes pour garantir une alimentation quotidienne équilibrée. Par ailleurs, de nombreuses personnes éligibles ne sollicitent pas l’aide alimentaire en raison de la honte, de la stigmatisation, de la peur du jugement ; cette peur et cette honte les éloignent également des informations pratiques : horaires de distribution, éloignement géographique, complexité administrative. Le fait de ne pas solliciter cette aide est reprise du point de vue des acteurs et actrices de l’action et politique sociale comme du non-recours à une « prestation extra-légale ». Ce « non-recours » révèle une dimension profondément sociale, psychologique et morale de l’accès à l’aide, bien au-delà de sa simple disponibilité (Warin, 2016). D’ailleurs cette référence au non-recours participe à ancrer encore davantage le fait que la population à petit budget soit assignée à accéder à l’alimentation par cette filière de l’aide alimentaire : désigner le fait de ne pas recourir à l’aide alimentaire comme un non-recours sous-entend le fait que la distribution de produits alimentaires dans ce cadre serait équivalent au droit à l’alimentation.

Sur le plan qualitatif, la composition des produits distribués constitue une autre limite majeure. L’aide repose encore largement sur des denrées non périssables, issues de surplus industriels ou de dons de la grande distribution1. Or, ces produits sont majoritairement ultra-transformés, riches en sucres, en sel et en matières grasses, et pauvres en nutriments essentiels. La faible présence de produits frais, notamment de fruits, légumes et protéines de qualité, contribue à l’aggravation des inégalités de santé. Comme le montrent Darmon et Drewnowski (2015), les populations défavorisées sont davantage exposées à des régimes alimentaires déséquilibrés, favorisant l’apparition de maladies chroniques (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires).

Sur le plan logistique, les structures d’aide alimentaire dépendent du travail gratuit de milliers de bénévoles et des moyens matériels des associations. Leur approvisionnement dépend largement de dons aléatoires provenants d’entreprises agroalimentaires, de la grande distribution ou de collectes ponctuelles. Cette dépendance génère une instabilité chronique, rendant difficile toute planification à long terme, tant en termes de qualité que de quantité des produits distribués.

Enfin, sur le plan environnemental et politique, l’aide alimentaire s’inscrit dans une logique de recyclage des excédents d’un système agroalimentaire productiviste. Si elle permet de réduire le gaspillage, elle participe aussi, indirectement, à la légitimation de ce modèle, en amortissant ses externalités négatives plutôt qu’en les questionnant. Elle ne remet pas en cause les logiques de surproduction, d’industrialisation de l’agriculture et de concentration des filières, qui sont pourtant au cœur des déséquilibres alimentaires contemporains. De plus, ces entreprises de l’agroalimentaires défiscalisent ces dons de leurs bénéfices.

3. Vers une définition exigeante de la sécurité alimentaire durable

La définition classique de la sécurité alimentaire, telle que proposée par la FAO, repose sur l’idée d’un accès physique et économique à une alimentation suffisante, saine et nutritive. Toutefois, cette définition reste incomplète si elle ne prend pas en compte les dimensions sociales, politiques et écologiques du système alimentaire.

Une approche plus exigeante de la sécurité alimentaire durable implique de dépasser la seule question de la quantité disponible pour intégrer celle des conditions d’accès, de production et de distribution. Elle suppose un accès non seulement suffisant, mais aussi :

  • égalitaire et équitable, c’est-à-dire sans discriminations liées au revenu, au statut social ou au territoire ;
  • autonome, permettant aux individus de ne pas dépendre exclusivement de dispositifs caritatifs ;
  • culturellement acceptable, respectant les pratiques alimentaires, les croyances et les identités ;
  • écologiquement soutenable, prenant en compte les limites environnementales et climatiques.

Une telle transformation implique une remise en cause systémique du modèle alimentaire dominant. Elle suppose une action simultanée sur plusieurs niveaux :

  • les modes de production agricole, en favorisant notamment l’agroécologie, la relocalisation et la diversification des cultures ;
  • les régimes alimentaires, en encourageant des pratiques plus durables, plus végétalisées et moins dépendantes de produits ultra-transformés ;
  • les circuits de distribution, en soutenant les circuits courts, les coopératives et les systèmes alimentaires territorialisés ;
  • les institutions de régulation, en renforçant les politiques publiques garantissant un droit effectif à l’alimentation pour l’ensemble des habitantEs.

Il ne s’agit donc pas simplement d’améliorer marginalement un système défaillant, mais bien d’en repenser les fondements. Une véritable sécurité alimentaire durable repose sur une transformation structurelle des rapports entre production, consommation, environnement et justice sociale.

4. La Sécurité sociale de l’alimentation durable : un projet politique pour démocratiser l’accès à l’alimentation et participer à assurer la justice sociale

La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ne doit pas être appréhendée comme une simple mesure redistributive ou un dispositif social supplémentaire, mais comme une institution de transformation du système alimentaire, comparable, dans sa philosophie, à la création de la Sécurité sociale en 1945. Elle se base sur le régime de la sécurité sociale tel qu’il a existé entre 1946 et 1967.

4.1. Une logique de droit, non d’assistance

Contrairement à l’aide alimentaire, fondée sur une logique de charité et de ciblage des publics précaires, la SSA repose sur le principe d’un droit universel à l’alimentation durable, reconnu pour l’ensemble de la population, indépendamment du niveau de revenu et du lieu de vie. La constitutionnalisation de ce droit, avec ses caractéristiques propres, est nécessaire afin que celui-ci ne soit pas remis en question à chaque changement de majorité politicienne. Il fait partie du socle des droits humains.

Ce choix d’universalité répondà plusieurs objectifs : inscrire l’alimentation dans le champ des droits sociaux fondamentaux ; reconnaître que la qualité de l’alimentation concerne l’ensemble de la population et engage des enjeux sanitaires, environnementaux et culturels collectifs, notamment par la validation scientifique du lien entre alimentation et certaines maladies chroniques exponentielles2.

La production, la transformation et la distribution alimentaires ne sont plus structurées par le profit, mais par des choix politiques collectifs, fondés sur l’intérêt général. La sécurité sociale de l’alimentation garantit ainsi un accès universel, inconditionnel et égalitaire à une alimentation de qualité, tout en assurant une rémunération juste et stable à l’ensemble des travailleurs et travailleuses du système alimentaire..

4.2. Un financement par la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises

Le recours à la cotisation sociale devient le pilier d’une socialisation totale du système alimentaire. Une partie des dépenses alimentaires est pris en charge par un système de sécurité sociale de l’alimentation, financé intégralement par les cotisations et géré démocratiquement par les consommateurs, consommatrices, les travailleurs, travailleuses et les producteurs, productrices.

Cela permet de sortir l’alimentation du cadre de la seule redistribution budgétaire et de l’inscrire dans un mécanisme mutualisé, adossé au travail et à la richesse produite collectivement (Friot, 2012).

Ce mode de financement présente plusieurs avantages majeurs :

  • Il garantit une stabilité financière indépendante en permettant le financement de la transformation des systèmes alimentaires ;
  • Il renforce le lien entre production économique et droits sociaux ;
  • Il constitue un outil de dé-marchandisation de l’alimentation, en la soustrayant aux seules logiques de profit.
  • Il rend possible de payer les travailleurs et travailleuses pour que ceux-ci et celles-ci vivent correctement de leur travail.

Le versement d’une allocation mensuelle pour chaque personne d’environ 150€ soutiendrait également ce changement en orientant les achats des consommateurs et consommatrices vers les lieux conventionnés.

4.3. Le conventionnement des acteurs du système alimentaire

Le troisième pilier, le conventionnement démocratique, constitue un levier crucial de transformation du système productif.

Les professionnels et professionnelles des différentes activités des systèmes alimentaires souhaitant intégrer le système de la SSA devront respecter un cahier des charges défini collectivement, portant notamment sur :

  • des critères environnementaux (pratiques agroécologiques, réduction des intrants, respect des écosystèmes) ;
  • des critères sociaux (conditions de travail, rémunération décente, ancrage territorial) ;
  • des critères économiques (transparence des marges, limitation de la concentration).

Cette logique permettrait :

  • de soutenir activement une agriculture paysanne et durable,
  • de relocaliser les circuits de production et de transformation,
  • de réorienter l’offre alimentaire vers des produits de qualité.

Ainsi, la SSA agit non seulement sur la demande via les besoins alimentaires mais aussi sur l’offre, en orientant les conditions sociales de production.

Ces trois piliers (accès universel, financement par la cotisation et versement d’une allocation mensuelle, conventionnement démocratique) permettent au système alimentaire de s’affranchir de la logique marchande capitaliste et de la soumettre à une planification collective visant en priorité la satisfaction des besoins sociaux, la justice sociale et la durabilité écologique.

La production, la transformation et la distribution alimentaires ne sont plus structurées par le profit, mais par des choix politiques collectifs, fondés sur la préservation des communs. La sécurité sociale de l’alimentation garantit ainsi un accès universel, égalitaire et équitable à une alimentation de qualité, tout en assurant une rémunération juste et stable à l’ensemble des travailleurs et travailleuses du système alimentaire.

5.4. Une transformation du rapport des citoyens à l’alimentation

En garantissant un budget alimentaire dédié, la SSA ne vise pas uniquement à améliorer l’accès économique, mais à transformer le rapport culturel et politique à l’alimentation.

Elle permet de passer :

  • d’une logique de contrainte budgétaire permanente à une logique de choix éclairé ;
  • d’une consommation subie à une consommation politiquement située lié au besoin et non otage de l’offre agroalimentaire comme cela est le cas aujourd’hui ;
  • d’un acte privé à une dimension collective, démocratique et par conséquent citoyenne de l’alimentation.

Elle ouvre ainsi un espace pour une véritable citoyenneté alimentaire, fondée sur la participation et la prise en compte de toutes les voix, aux décisions collectives concernant les critères de conventionnement, les priorités de production et les modes de distribution.

6. Sortir de l’aide alimentaire en dix ans

Avec la perspective de la SSA basée sur le régime général, la sortie de l’aide alimentaire peut s’envisager. Certes, ce ne sera pas une suppression immédiate des dispositifs existants. Elle doit être pensée dans un déroulement en trois phases planifiées et différenciées, articulant politiques alimentaires, politiques sociales et politiques territoriales.

6.1. Trois étapes temporelles

Cette proposition s’inscrit à la fois dans le réel de la situation actuelle, basée sur les « déjà-là » dont l’objectif est d’aller vers la SSA. Cette sortie est complètement liée à la transformation des systèmes alimentaires pour l’ensemble de la population : ce n’est pas une mesure sociale distincte de ce processus.

Phase 1 (0-3 ans) : Préfiguration et expérimentations territoriales
Cette première phase consiste à développer des expérimentations locales de SSA, à l’échelle de territoires pilotes.
Objectifs :

  • Tester les modalités de gouvernance démocratique (comités locaux de conventionnement, gestion citoyenne) ;
  • Évaluer les effets sur les pratiques alimentaires et l’activité agricole locale ;
  • Former les acteurs sociaux et associatifs à ce nouveau cadre.

Nous considérons que cette phase est déjà prête à partir des expérimentations de caisse alimentaire ou de marché de producteurs et productrices à prix différencié : nous les considérons comme les « déjà-là » de la préfiguration.

Phase 2 (3-7 ans) : Extension progressive et convergence des dispositifs
La SSA est étendue à de nouveaux territoires. Les aides alimentaires sont progressivement redéployées vers :

  • l’accompagnement des publics vers l’autonomie alimentaire ;
  • le financement d’équipements (cuisines collectives, ateliers de transformation, épiceries solidaires conventionnées).

Phase 3 (7-10 ans) : Intégration nationale et sortie structurelle de l’aide alimentaire
L’aide alimentaire devient un dispositif résiduel, réservé à des situations d’urgence ou de grande vulnérabilité. La majorité de la population accède à l’alimentation via le droit commun garanti par la SSA.

6.2. Une différenciation selon les publics

Trois catégories de publics peuvent être distinguées :

  1. Publics en précarité conjoncturelle
  • Étudiants, travailleurs pauvres, chômeurs récents. Ces publics ont été captés au moment des confinement et une partie d’entre eux ont continué à recevoir de l’aide alimentaire. Si d’un point de vue des budgets des familles, l’alimentation reste fondamentalement une des rares variables d’ajustement, la publicisation de cette aide contraint fortement les « assignéEs » à demeurer dans ce type d’accès à l’alimentation. Il est urgent que ces publics sortent de cette façon d’accéder à l’alimentation ; en effet, des études montrent que plus longue est la dépendance à cette filière, plus il est difficile d’en sortir.
    → La SSA permet un retour possible à l’autonomie alimentaire
  1. Publics en précarité structurelle
  • Familles monoparentales, travailleurs précaires de longue durée, personnes endettées. Ces publics forment la partie organique de la filière de l’aide alimentaire. On y retrouve des familles qui accèdent à l’alimentation de cette façon depuis longtemps et quelques fois, sur plusieurs générations : la dépendance à cet accès alimentaire par cette filière est important.
    → La SSA doit être complétée par :
  • un accompagnement social individualisé et collectif;
  • un accès facilité à des lieux d’approvisionnement (tiers-lieux alimentaires, marchés solidaires, caisse alimentaire créée par eux et elles, à partir de leur demande, puis de leurs besoins).
  1. Publics en grande vulnérabilité
  • Personnes sans domicile, exilés, personnes en habitat informel et indigne.
    L’enjeu principal n’est pas seulement monétaire, mais également matériel :
  • accès à l’eau, à des lieux de stockage, à des cuisines,
  • accompagnement médico-social,
  • politiques de logement.
  • →La SSA constitue ici un socle, mais non une seule et unique réponse.

6.3. Le rôle renouvelé des associations

Dans ce cadre, les associations d’aide alimentaire ne disparaissent pas. Leur rôle se transforme profondément :

  • passage de la distribution de denrées à l’accompagnement vers l’autonomie alimentaire ;
  • animation de dispositifs de démocratie alimentaire locale ;
  • participation aux instances de conventionnement ;
  • soutien aux initiatives citoyennes (jardins partagés, cuisines collectives, coopératives, etc).

Elles deviennent des actrices de la transformation sociale, et non plus uniquement des amortisseurs d’urgence. Pour autant, elles ont vocation à disparaître pour les publics 1 et 2 ; elles peuvent demeurer dans l’accompagnement des publics 3, en sachant que l’objectif restera celui de permettre à ces personnes d’aller vers le droit commun, à savoir un droit social et politique d’accès à une alimentation durable garantissant l’autonomie alimentaire.

6.4. Une articulation avec les politiques publiques

La mise en place de la SSA implique une synergie avec :

  • les politiques agricoles (PAC, soutien à l’agroécologie) ;
  • les politiques climatiques ;
  • les politiques de santé publique (prévention des maladies liées à l’alimentation) ;
  • les politiques sociales et territoriales.

De fait, la SSA devient un outil transversal de transformation de l’action publique.

Conclusion provisoire

La transformation du système alimentaire français à travers la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ne constitue pas seulement une réforme sociale ou économique : elle représente un changement de paradigme global, articulant démocratie alimentaire, justice sociale et durabilité écologique. La SSA, en assurant un droit universel à l’alimentation, permet de sortir progressivement de l’aide alimentaire, tout en garantissant une autonomie alimentaire réelle pour tous les citoyens et toutes les citoyennes.

L’écologie sociale joue ici un rôle central : elle fournit le cadre conceptuel permettant de penser simultanément les dimensions humaines, sociales et environnementales de l’alimentation. Concrètement, elle guide la SSA vers :

-La justice sociale réelle : en intégrant les besoins des populations vulnérables tout en valorisant les savoir-faire locaux et les pratiques agricoles durables, l’écologie sociale veille à ce que l’accès à une alimentation de qualité ne soit pas un privilège mais un droit.

-La gouvernance démocratique et participative : en ancrant la décision alimentaire dans des instances locales et coopératives, l’écologie sociale assure que toutes les voix, y compris celles des producteurs, productrices et des citoyens, citoyennes marginaliséEs, comptent réellement dans la définition des filières, des modes de production et des critères de conventionnement.

-La durabilité écologique : elle impose que les choix alimentaires et agricoles respectent les limites planétaires, préservent la biodiversité, régénèrent les sols et réduisent les émissions de gaz à effet de serre. Chaque décision économique ou sociale est ainsi évaluée à l’aune de son impact environnemental et de sa capacité à renforcer la résilience des territoires.

-L’autonomisation des communautés : en intégrant les principes de solidarité et d’entraide au niveau local, l’écologie sociale favorise des pratiques alimentaires collectives et responsables, transformant les consommateurs en citoyens actifs et engagés, capables de peser sur la production, la distribution et la consommation.

Ainsi, la SSA n’est pas seulement une réponse à la précarité alimentaire : elle est un outil politique et écologique de transformation sociale. Elle permet de repolitiser l’alimentation, de sortir de la logique caritative et de replacer les citoyens et les écosystèmes au centre du système alimentaire. Dans un contexte de crises sociales, sanitaires et climatiques multiples, cette articulation entre justice sociale et écologie sociale constitue une condition indispensable pour garantir une alimentation durable, démocratique et équitable.

En définitive, l’intégration de l’écologie sociale dans la SSA fait de ce projet un modèle de sécurité alimentaire résiliente, capable de conjuguer droits fondamentaux, participation citoyenne et responsabilité écologique, offrant une perspective crédible pour sortir durablement de l’aide alimentaire tout en renforçant la cohésion sociale et la durabilité environnementale.

Dans un contexte de crises multiples — sociale, écologique, sanitaire —, faire de l’alimentation un droit universel effectif constitue moins une utopie qu’une nécessité politique et éthique.

Références bibliographiques

Ariès, P (2016). Une histoire politique de l’alimentation. Du paléolithique à nos jours. Editions Max Milo

Bookchin, M (2020) L’écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain. Marseille : Wildproject.

Caillavet, F., Darmon,N., Dubois, C., Gomy, C., Kabèche D., Paturel, D., Pérignon, M (2021) Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs. Rapport Terra-Nova. En ligne https://tnova.fr/societe/alimentation/vers-une-securite-alimentaire-durable-enjeux-initiatives-et-principes-directeurs/

Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard.

Darmon, N., & Drewnowski, A. (2015). Contribution of food prices and diet cost to socioeconomic disparities in diet quality and health. Public Health Nutrition, 18(3).

Darmon (2024) Entretien. En ligne https://www.inegalites.fr/Les-difficultes-alimentaires-d-une-partie-de-la-population-s-aggravent

Fraser, N (2005) Qu’est ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. Paris : La Découverte.

Etc Group (2025) Top des géants de l’agrobusiness : la concentration des entreprises dans l’alimentation et l’agriculture.

En ligne: https://www.etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/files/etc_fr_02.pdf

Fischler, C. (1990). L’Homnivore. Odile Jacob.

Friot, B. (2012). L’enjeu du salaire. La Dispute.

Lang, T. (1998). Towards a food democracy. In S. Griffiths & J. Wallace (Eds.), Consuming Passions. Manchester University Press.

Mauss, M. (1923–1924). Essai sur le don. 
Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives. Article originalement publié dans l’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924.

Ndiaye, P., Paturel,D. (2020) Le droit à l’alimentation durable en démocratie. Nîmes : Editions sociales

Öcalan, A. (2020). Révolution communaliste. Ecrits de prison. Paris : Libertalia

Paturel, D (2026, à paraître) Faut-il nourrir les pauvres ? De l’aide alimentaire à la sécurité sociale de l’alimentation. Tarbes : Arcane 17

Paugam, S. (2005). La disqualification sociale. PUF.

Sen, A. (1999). Development as Freedom. Oxford University Press.

Warin, P. (2016). Le non-recours aux politiques sociales. PUG.

1C’est également une fabrication de produits secs spécialement pour cette filière

2Voir notes OMS sur leur site autour de Healthy Diet. Voir également les communiqués de presse de l’Iserm qui cite de nombreux rapports, études.

D. Paturel, chercheuse Sciences de gestion, membre Collectif Démocratie Alimentaire, Lisra, ondation Copernic, Collectif « Pour une Ecologie Populaire et Sociale », Membre conseil scientifique Institut La Boétie